Le misophone et l'affamé (ou les nouvelles aventures de Gaspard)

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Dans le cycle des activités journalières, le déjeuner comporte une forte charge émotionnelle.  Boire un verre est pour Gaspard un acte qui mérite la mort. Dans son ordinaire pathologiquement troublé, les gorgées d'eau sont toujours perturbantes, bruyantes et impudiques.

Le bruit de la mastication, lorsque il a à l'endurer, est assurément la plus pénible des fréquentations. Au point que tous les sons de la vie quotidienne qui se produisent par les bruits de bouche lui font horreur.

Les tables de restaurant conviennent donc peu à ce genre de célibataire. Ces espaces paraissent toujours trop grand pour un homme seul et trop petit lorsqu'ils sont inoccupés. Le calme précaire qui règne à midi dénote avec le brouhaha qui lui succède une demi heure plus tard.

L'expérience veut qu'il ne faut jamais mettre un misophone* et un affamé à la même table. Tout peut arriver lorsque leurs espaces s'interpénètrent et qu'ils se nourrissent dans le même lieu.

Un homme est assis à proximité de la table de Gaspard. Il est énorme. Il a faim. Le serveur lui jette en sacrifice le morceau de viande qu'il attend, puis se met instinctivement en position de repli.

Gaspard essaie de soustraire son oreille au bruit éternel de sa mâchoire. De même que la douleur gronde sous le crâne d'un misophone qui se le frappe sur la table pour ne plus entendre, de même un homme affamé tue mille fois l'animal mort avant de l'avaler.

Mais comme il faut toujours un peu de science pour tirer d'un tel propos quelque enseignement, un peu de technique s'impose :

L'articulation de la mâchoire du mangeur lambda est dite "temporo-mandibulaire". Elle se compose de deux structures principales : le condyle articulaire (partie de la mâchoire inférieure) et la fosse glénoïde (partie du crâne). Entre les deux, un ménisque bouge au rythme des mouvements de la mâchoire. Finalement lors d'un repas, les dents ne se reposent qu'à l'instant de se servir un verre.

 

D'un raclement de gorge Gaspard, notre héros, s'abandonne à l'impatience.

Le carnivore se voyant déranger dans l'exercice solitaire du déjeuner, bascule la tête en arrière et fait suivre, tel un alligator, les restes de viandes de la bouche à l'estomac.

Le cour du temps se fixe. Il n'a plus d'objet. Le silence se fait dans la salle de restaurant. Gaspard qui se prenait non tant à détester qu'à mépriser son voisin l'instant d'avant, se sent désormais à l'heure d'un grand danger. Le carnivore fourrage une dernière fois son massif de salade verte.

Le temps (sur l'objet duquel on ne s'éternise plus) meurt de quelques secondes. Gaspard table sur celui qu'il lui reste à vivre. Puis, il ajuste timidement sa serviette et baisse la tête pour fixer sans conviction le fond de sa salade landaise.

L'histoire ne dit pas ce qu'il advient ensuite de Gaspard.

Mais d'aucuns retiendront, qu'en période de vache maigre un homme qui a faim est doté du plus féroce appétit.

 

Alexandre A

*Personnes agacées (de façon maladive) par les bruits de la vie quotidienne issus de la bouche : raclement de gorge, toux, mastication, déglutition...

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